L'installation d'un parc de
chasse de cent hectares dans la Forêt de la Serre a
provoqué une vive émotion chez les usagers
habituels du massif forestier, chasseurs, promeneurs ;
sans doute gênera-t-elle aussi les scientifiques
attachés à son étude, comme elle a
choqué ceux qui aiment la nature et l'espace et
ceux pour qui le libre parcours de nos bois constitue un
acquis coutumier traditionnel.
Cette émotion, on n'a
voulu y voir que réaction épidermique et
passagère à une intrusion extérieure
: il est vrai que l'argument avancé par les
nouveaux propriétaires, de la parfaite
légalité de l'opération, masque mal
le catimini dans lequel se sont déroulées
les procédures obligatoires et le surgissement
soudain et silencieux d'une clôture de quatre
kilomètres, a pu alors être ressenti comme
un coup de force, voire une provocation.
Mais il y a plus profond. Pour
qui désire vraiment comprendre, cette
émotion est un symptôme: elle manifeste un
problème de fond que l'on a tout
intérêt, pour la paix sociale, à
examiner. Il suffit d'observer.
Que voit-on ? La mauvaise
qualité de l'urbanisation, l'extension des
banlieues, l'agriculture intensive et uniforme et, de
plus en plus, les friches industrielles et leur
corollaire, la dévastation des paysages, tout cela
fait que l'espace libre et beau devient une rareté
: donc, nous diront les économistes, ce qui est
rare tend à devenir un bien et matière d'un
marché, comme objet de désir et
d'appropriation. Qui dit marché dit offre et
demande, argent et monnaie. Plus l'espace devient rare,
plus on veut se l'approprier et le dernier mot revient au
plus offrant.
Les endroits
épargnés, encore verts et libres, risquent
ainsi de devenir la proie de ceux qui se seront enrichis
ailleurs et voudront retrouver là ce qu'ils auront
contribué à détruire en d'autres
lieux. On risque de voir proliférer grillages et
clôtures, murs et panneaux d'interdiction, gardiens
et patrouilles chargés d'en garantir
l'intégrité. Qui d'entre nous ne peut
compter dans son environnement proche, qui un parc
grillagé, qui un enclos, qui des panneaux
d'interdiction entravant la libre circulation
traditionnelle, pratiquée il n'y a pas si
longtemps.
La libre disposition de
l'espace devient un luxe dont l'argent donnera à
certains le droit d'user et d'abuser en en frustrant les
autres. Le droit de l'argent contre la liberté de
circulation ? On a pourtant coutume de dire qu'une
liberté s'arrête ou commence celle des
autres.
On objectera le droit de
propriété.
Le droit est un principe,
on l'a voulu sans limites. Droit d'user et d'abuser. Dans
la pratique, ce droit reçoit de multiples
atténuations : droits de passage dans une
propriété, par exemple. Quand il s'agit de
construire une centrale, de faire passer un T.G.V. ou une
autoroute, le droit de propriété
privée cède devant ce que l'on
considère comme l'intérêt
général.
Est-ce dans
l'intérêt général que
progressivement, lot après lot, l'espace rural et
forestier soit accaparé par quelques-uns qui en
interdisent l'usage aux autres pour le réserver
à leur plaisir solitaire ?
Parcs de chasse, terrains de
golf, hôtels de luxe et plages privées, on
s'aperçoit, en d'autres lieux et pas loin de chez
nous, que des sectes 1 s'installent, qu'elles
achètent terres et maisons alentours et que, peu
à peu, elles en viennent à les
réserver à leurs membres; elles sont en
mesure de faire pression sur les municipalités et,
de toutes façons, elles font monter les prix des
terres et bâtiments, proches et moins
proches.
Qu'il s'agisse d'une secte se
recommandant d'une vague religiosité ou d'une
secte de chasseurs exclusifs, le phénomène
est le même.
Le libre accès à
l'espace risque de devenir, va devenir, un point de
tension sociale fort. En ce sens, le mince
problème de la forêt de la Serre devient
bien le symptôme de cette dérive duelle de
notre société. L'appropriation et la
clôture de cent hectares de la Serre font partie de
ce redoutable développement qui nous conduit
à une société à deux
vitesses. Or, une société à deux
vitesses est difficilement supportable.
Nous avons tout
intérêt à mettre des limites à
cette appropriation sauvage. En attendant qu'une
législation plus adaptée, plus
réaliste le permette, et c'est urgent, si l'on
veut éviter des actions
désespérées où certains ne
veulent voir que vandalisme, il nous faut être
vigilants pour éviter au minimum que cette emprise
d'un petit nombre de riches ne s'étende encore sur
l'espace commun, et au mieux pour la faire reculer
là où elle est devenue abusive.
Commençons par
nous poser une bonne question
le "droit"
d'appropriation, quand il s'exerce sur des biens aussi
élémentaires que l'espace, l'air et l'eau,
loin d'avoir à être défendu, ne
serait pas devenu agressif vis à vis de la
société dans son ensemble et n'est pas
déjà entré dans la voie de
l'excès ?
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