récit

un vrai autre monde

arc-et-senans, + 1971.

 

Dans mon uchronie à moi, il y a Claude-Nicolas Ledoux, l'archichecte des Salines d'Arc-et-Senans.

Ces Salines Royales, centre(s) d'une Cité Idéale (dont le premier cercle mesure 370 m de diamètre) ont naqui en 1775, ont fermé en 1895, ont brûlé en 1918, ont enfin repris leur envol, en 1982, le jour où l'état a décidé d'en faire un centre de réflexion sur le Futur et a apporté dans la même enjambée les francs, en milliers et millions que ça exigeait... Enfin l'Unesco les a prises sous son aile.

la saline de la plaine d'Arc, commencée en 1775, opérationnelle en 1779: le projet.

cette saline devait être le centre de la cité idéale, la Ville de Chaux.

Claude-Nicolas avait dans l'idée de construire ici sa ville idéale, avec un premier cercle de bâtiments voués à la production du sel par évaporation, puis tout autour, les éléments d'une cité idéale, la Ville de Chaux. Il y avait là, outre l'outil industriel, une prison, une grosse maison du directeur, des ateliers et des locaux d'hébergement ouvrier.

Autour et plus tard, il y aurait des maisons "individuelles" et "d'intérêt public": maison d'éducation, un pacifère, une bourse, une maison d'union, une église, une maison de jeux, une maison pour deux artistes, une maison pour deux ébénistes, une maison de bûcherons, une maison du caissier, une maison de plaisirs (oïkéma), une cénobie, des maisons d'ouvriers, un cimetière... le tout ordonné en satellites autour du noyau salin. La Saline conçue en cercle est restée Un demi-cercle, fautes de crédits, et la Cité Idéale tout autour, n'a jamais pu voir le jour.

L'emplacement avait été choisi, dans la plaine d'Arc, pour sa proximité avec Salins-les-bains, dont le sous-sol regorgeait d'eau salée et avec la forêt de Chaux, 2e forêt domaniale française [après Orléans] de 20 000 hectares, comme réservoir de combustible.

Comme il était plus commode de voiturer la saumure plutôt que la forêt, la solution de sel saturée, arrivait de Salins jusqu'à Chaux par une longue conduite de 21 km de sapins évidés, plus tard remplacée par de la fonte. La conduite en sapins, dite saumoduc, était doublée d'une autre, pour pouvoir assurer l'entretien fréquent de l'une des deux. [Avec des sapins de 5 m, il en fallait 4000 par conduite; il faut se rappeler que le Sel était monopole royal, et représentait un dixième des recettes du Roi Louis Quinze]. Le long du saumoduc étaient posés dix postes de garde avec regard sur les tuyaux. Chaque poste surveillait un kilomètre d'amont et un d'aval.

 

la saline de la plaine d'Arc, commencée en 1775, opérationnelle en 1779: le grand projet.

Ville de Chaux: à gauche, le pont sur la Loue, à droite, le cimetière

l'Oïkéma, maison de l'amour, avec salon d'entrée, salon de sortie, et une série de chambres.

De mon cercle d'amis uchronique(s), Claude-Nicolas Ledoux est indiscutablement le plus âgé, puisque qu'il est né en 1736 et a mouru en 1806.

C'est en mai 1971 que mon école primaire et moi avons eu à faire au coeur de la Saline Royale.

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Mon école primaire et moi-même avions été rencontrés par Paul Huillard, chef de district de l'Office National des Forêts [ONF], qui nous avait proposé de participer à un concours régional de promotion et sauvegarde de l'environnement, pour la section Jura. Cette campagne s'appelait Quinzaine de la Protection de la Nature et de l'Environnement. C'était du pain béni pour mes écoliers et moi qui fréquentions assidûment la forêt voisine, dite Massif de la Serre. L'opération était conjointement conduite par l'Éducation-Nationale, l'ONF et les Banques Populaires de Franche-Comté. L'Éducation-Nationale, en l'occurence, c'était nous.

l'école de Moissey réhabilite la source de l'Ermitage avec l'appui de l'ONF (Maurice Petitjean).

Un jour de mai, toute la grande classe avait investi le lieu dit "la Grotte de l'Ermitage". L'ordre du jour était fourni et tant mieux si nous étions nombreux. Il fallait assainir l'accès à la source, qui était envahie de boue profonde, en faisant un plancher en rondins, et construire une main courante; il fallait planter des petits sapins et enfin, il nous fallait faire des pancartes identificatrices pour l'arboretum. Avec l'aide des gardes-forestiers, plusse que de l'aide d'ailleurs [grâce à Maurice Petitjean et sa tronçonneuse], nos travaux avaient eu beaucoup de présence et le Jury nous sacra premiers du Jura. Gervais Brischoux avait dit, on a bien travaillé.

les écoliers ont peint les "étiquettes" de l'Arboretum de l'Ermitage.

les artisans de la victoire, de gauche à droite: MM. Paul Huillard, Maurice Petitjean, Gervais Brischoux, (tous de l'ONF) et Pierre Rousseaux, Conseiller Pédagogique de la circonscription doloise de l'Education Nationale.

Une remise des prix aurait lieu à la Saline Royale, organisée par les Banques Populaires. On irait avec ma R12 presque neuve, j'emmènerais le maire de Moissey, le chef de l'ONF et un des gardes qui nous avait aidés.
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Ce 8 juin 1971, c'était un mardi, après avoir installé dans ma berline mon maire Léon devant et mes forestiers derrière, nous prîmes la route d'Arc-et-Senans sur le coup de 17 h, par un chemin que je ne connaissais pas. Heureusement mes forestiers connaissaient leur triage comme leur poche.

Arrivés avant la nuit devant la Saline, il y avait là un monde fou, deux ministres, des banquiers, Maurice Béjart avec sa troupe, des fonctionnaires de l'ONF, des écoliers et des instituteurs des 4 départements de la Franche-Comté. Et surtout une multitude d'actionnaires de la Banque Populaire, endimanchés, chauves, lourdement embijoutés, pommadés et teints tels des vestiges du temps jadis en cours de réhabilitation.

 

Nous fûmes accueillis dans la grande berne "ouest", à côté de la grosse maison du directeur. Cette salle est grande comme un terrain de tennis et demi, avec une charpente, un chef d'oeuvre à elle toute seule. Nous pensions que les émissaires de Moissey seraient accueillis sur un long tapis rouge. Pas du tout, cette fête n'était pas la nôtre, mais celle du beau linge des Banques Populaires de Franche-Comté, qui faisaient là une sorte d'assemblée générale très extraordinaire. Ils s'étaient saisis de la Quinzaine de l'Environnement pour donner une couleur culturelle à leur entreprise.

Avant le commencement des festivités, un long brouhaha occupait le terrain, comme si une confusion s'était installée dans le menu de la soirée. Comme je vis Jacques Duhamel et Robert Poujade en conciliabule, j'ai dit à M. Huillard, venez on va les féliciter. Il m'a dit mais vous êtes fou. Paul Huillard était quelqu'un d'extrêmement discret et je le tirai par la manche, sans succès. J'y suis donc allé tout seul, et en m'approchant d'eux, je leur demandai si quelqu'un leur avait souhaité la bienvenue à Arc-et-Senans (deux villages fusionnés). Robert Poujade fit des yeux tout ronds et souria alors que Jacques Duhamel attendait pour voir. Il était avec sa canne car il était déjà dans une maladie en plaques. L'un était ravi l'autre expectatif. Naturellement, j'annonçai qui j'étais et pourquoi j'étais là. Jacques Duhamel en profita pour déclarer, qu'heureusement, il restait encore des écoles comme la nôtre.

En revenant près des miens et en racontant au maire de Moissey mon incartade, je titillai un peu sa jalousie car notre Léon Municipal aimait beaucoup les ministres et les préfets quand il en rencontrait. Et quand il n'en rencontrait pas, il ne lésinait pas sur les kilomètres à parcourir pour s'en ouvrir à eux avec sa deuxième tranche d'assainissement. Léon Désandes, d'abord séminariste, avait fait une carrière militaire dans l'aviation au sol; et ceux du sol, c'est bien connu, n'aspirent qu'à monter plus haut.

Il y eut des discours, en belle quantité, puis on prit soin de nous remettre, aux maîtres des 4 départements, un livre pour le maître, et pour l'école, un livre et un chèque de 500 Francs (des NF).

La suite des réjouissances, c'était le buffet et le Sacre du Printemps, d'Igor Stravinsky, donné par la Compagnie Béjart. Comme j'était loin d'être un fou de ballets, je renonçai à aller présenter mes voeux à Maurice Béjart, que somme toute, je n'aimais pas si tant que Claude-Nicolas Ledoux.

Comme mes forestiers, mon maire et moi n'étions pas très vifs à ce moment, nous rejoignîmes, en retard, le buffet dans une salle voisine et faillîmes manger avec (sur) les chevaux de bois. Le beau linge grouillait comme des asticots sur la dépouille d'une musaraigne décédée, autour d'une grande et longue table chargée de nourritures terrestres et délicates. D'abord impossible de s'approcher de la table, puis ensuite, impossible de se frayer un passage pour atteindre les zakouskis, tellement de mains, crochues et amaigries, mais lourdement argentées, auréfiées et diamantées, luttaient âprement pour attraper la nourriture. Ces vestiges déshabités, riches, âgés, couverts d'or, devaient vraisemblablement être à jeun depuis plusieurs semaines. Puis ces pieuvres, une fois rassasiées, leurs rostres et leurs tentacules, s'éloignèrent pour maintenant faire une longue queue aux toilettes... avant d'aller s'échouer et s'avachir devant la scène sur des chaises en plastique gris, disposées en demi-cercle. Révélation pour moi de ce qu'était la Bourgeoisie, "l'Alpha et l'Oméga du tube digestif". Et de ce qu'était la Banque. Un vrai autre monde...

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Dans la grande berne, la scène avait été mise sur la longueur sud et le public en rond. Pour les amateurs de ballets, l'affaire était belle, puisque des danseurs costumés se contorsionnaient, trottinaient ou couraient avec grâce et élégance dans tous les sens, comme s'ils vivaient un long moment de panique ou d'espérance. Tout ça occupait le terrain à petits pas rapides ou à grandes enjambées, l'assistance n'en respirait plus tellement ces instants étaient magiques.

Je fis deux ou trois photos de la chose. J'étais correspondant du Progrès de Lyon [nom d'une ville et d'un saucisson] et j'avais prévu de couvrir l'événement, mais le Journal avait délégué Maurice Romanet correspondant et Raphaël Fédérici chef d'agence, que je n'eus pas de mal à retrouver là où la fête était moins vaniteuse, disons moins ostensible, c'est-à-dire aux cuisines.

Ah, les cuisines, s'il existe un endroit inoubliable en Franche-Comté, c'est bien les cuisines de ce soir-là. Un autre monde. Des cuisiniers, des serveuses, tout ça qui s'agite, prépare, mange et boit, des concierges, des jardiniers, des chauffeurs de ministres et de préfets, des motards de la police de la route... Comme dans les restaurants, ou au théâtre, quand ceux qui ont travaillé ou joué se mettent à table, tard le soir, il y a là le climat fraternel, tendre et secret de petites ou grandes gens, qui se connaissent ou se tutoient même s'ils ne se sont jamais vus, dans ces coulisses du monde. Un vrai autre monde.

On ne m'a pas posé de questions, les deux journalistes et moi arborions notre appareil photo sur la poitrine comme c'est l'usage dans cette profession, afin de ne pas être confondus avec les badauds. Un motard de la Police Nationale me dit alors malicieusement alors vous n'êtes que trois pour relayer la cérémonie ? J'ai répondu que je faisais partie en principe des invités affamés en costar, mais que ma nature à moi, c'était bien d'être là au milieu des laborieux. Après toutes sortes d'agapes et un peu de Bordeaux [c'est le nom d'un vin du sud-ouest et d'une couleur], et des plaisanteries dignes d'un repas de conscrits, je vis dans l'entrebaîllement de la porte un bout de la tête de mon maire qui me cherchait, en me disant l'Anna va s'inquiéter [son épousée s'appelait Anna]. Il venait me dire, en d'autres termes, que le Sacre du Printemps, il en avait maintenant assez [assez vu ? assez entendu ?].

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J'ai ramené mes trois oiseaux à bon port, en me réjouissant des bons moments passés ici, avec "le vrai peuple" et avec cependant une toute petite la honte, celle d'avoir été plus enchanté par mon séjour aux cuisines de la Saline Royale que par le grand ballet "parisien" de Maurice Béjart.

En quittant les lieux, un des deux motards de la Police Nationale, un petit, gros et jovial, m'avait fourré discrètement une bouteille de whisky dans la poche arrière [dite la gibecière] de ma veste de chasse en velours noir, geste que j'ai compris comme une grande volonté de rapprochement entre la Protection des Personnes-et-des-Biens et l'Education-Nationale.

 
tout en haut de cette image, les deux bernes qui encadrent l'imposante Maison du Directeur

la partie du projet qui a été effectivement construite, puis reconstruite, image année 1982.


notes.

1. L'uchronie est un état dans lequel le temps n'a pas sa place, à rapprocher de "anachronie",

2. Une cénobie, un monastère,

3. L'Oïkéma, la maison de l'amour,

4. Le Pacifère, la maison de Conciliation,

5. La Bourse, selon CNL, "c'est dans les cités nombreuses un monument qui doit attester la pureté des moeurs",

6. Les bernes, grands bâtiments érigés de part et d'autre de la Maison du Directeur, le long du diamètre de l'ensemble, voués à la fabrication du sel. Les ouvriers sont des "berniers".

7. Des zakouskis, pluriel de une zakouska,

8. Jacques Duhamel était ministre de la Culture, sous la présidence de Georges Pompidou,

9. Robert Poujade était ministre de l'Environnement, sous la présidence de Georges Pompidou.

10. Claude-Nicolas Ledoux, est né en 1736 à Dormans (Marne) et décédé en 1806 à Paris (Seine).


bibliographie

- "L'Architecture, considérée sous le rapport de l'Art, des Moeurs et de la Législation". Ledoux, 1804. Hermann Editeurs, 1997.

- "L'oeuvre et les rêves de Ledoux", Yvan Christ, Ionel Schein, Jacques Ohayon. Editions Chêne, 1971.


images

gracieusement empruntées sur la toile mondiale.

Claude-Nicolas Ledoux avec sa fille Adélaïde, en 1782. L'architecte tient en mains le plan de la maison du directeur des Salines d'Arc et Senans.

Peinture attribuée à Antoine-François Callet, musée Carnavalet, Paris.

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moissey, le 7 décembre 2012, christel poirrier.

 

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