village de moissey,

une famille de coiffeurs

par Bernard Grebot (± 1940)

Une famille de coiffeurs.

 

Mon grand-père, Elie GREBOT, né à Vincent, Jura, le 20 Mars 1857, venait prendre fonction d'un poste de facteur à MOISSEY en 1890, et pour faire vivre ses cinq enfants, il augmentait un peu son revenu en rasant et coupant les cheveux à quelques hommes du village, le samedi et le dimanche matin. Il est mort en 1904.

Un de ses fils, Charles, mon père, mutilé de guerre 14-18, apprenti coiffeur à DOLE, s'installe comme coiffeur à MOISSEY en 1920, et adjoint à son métier, une épicerie et salle de café. Plus tard, avec sa famille composée de cinq enfants très jeunes, tout le monde se met à l'ouvrage. Mes soeurs à la vaisselle, à la cuisine, à l'épicerie, car à 10, 8 et 7 ans, ces petites épicières vous pesaient déjà sur la petite balance à poids, 50 grammes de fromage râpé, ou 50 grammes de beurre en motte, ou 50 grammes de café moulu, sortant plein de son arôme du moulin à roue qui trônait sur le comptoir.

Pour nous, pas question d'employer les loisirs à traîner les rues, la maison trouvait ses employés sur place, et nous étions si heureux d'avoir notre responsabilité dans cette entreprise familiale.

Pour moi, Bernard, j'avais juste 10 ans à l'époque où le petit salon de coiffure voyait passer pas mal de clients pour se faire raser. Le rasoir de sûreté (gillette) existait à peine et beaucoup d'hommes maniaient mal le rasoir-couteau, alors on allait se faire raser pour 10 centimes chez Charles.

Se faire raser consistait déjà à attendrir les poils par une bonne savonnée, au blaireau pendant quelques minutes et ensuite par la coupe au fil tranchant du rasoir. Un soir, alors que plusieurs hommes attendaient leur tour, mon père me dit : "Tiens, pour m'avancer, tu vas préparer la barbe : pendant que je rase le client, toi, tu attendris la barbe du suivant, en faisant beaucoup de mousse."

Oh ! pour moi, quelle promotion !

Alors sur le fauteuil libre d'à côté, le premier client "volontaire" s'installe. Le "Père Pitole". Mon père, qui du premier coup d'oeil a vu que je ne serais pas assez grand pour atteindre la joue du patient, passe à l'épicerie joignant le salon, et apporte une boîte en fer à biscuits (vide bien sûr) et la place au pied du fauteuil, et, grimpé là-dessus, me voici à bonne hauteur.

Voilà à 10 ans mes premiers pas d'artiste capillaire !

De la mousse ? le Père Pitole n'en avait jamais tant eu. On ne voyait plus ses oreilles, des éclaboussures comme des queues de lapin lui bouchaient un oeil ! et voilà à cette époque 1933, comment on se mettait au travail. En 1936, je commençais officiellement mon apprentissage et prendrai ma retraite en 1984, soit après 48 ans de service.

Mais sept ans plus tard, autre affaire. Juin 40 -la débâcle- la population des départements de l'Est se sauve, on annonce l'armée allemande à GRAY. L'armée bat en retraite, c'est le sauve-qui-peut. Les gens des villages voisins prennent la route aussi, par tous les moyens. Voitures à essence, voitures à cheval, vélos, à pied, camions bondés... Quelques fuyards prennent malgré tout le temps de se reposer et de se faire raser au passage. Alors là, j'en ai fait des barbes, et à l'oeil, la monnaie ne nous intéressant guère en ces temps d'épouvante.

La grosse artillerie, la cavalerie, les fantassins, ça s'enchevêtre, ça pousse, ça crie. La vraie débâcle. Mon père fait partir par une voiture ma mère et mes quatre soeurs et une tante plus une vieille dame, Madame BY, pour OUSSIERES, village retiré loin de la grande route, vers POLIGNY.

Depuis notre petite épicerie encore bien achalandée de conserves de toutes sortes, charcuterie, saucissons, fromages... Papa n'hésite pas un instant. Il ne faut pas laisser cela aux mains des Allemands, et en moins de deux heures, on fait le vide complet du magasin. Pour tous ceux qui étaient partis sans ravitaillement, quelle aubaine! Je vois et j'entends encore papa crier, comme s'il faisait des promotions :

"Allez... Allez... Prenez et partez... Non, non, vous paierez quand vous reviendrez, faut pas leur laissez ça !!!"

Les derniers gestes de liquidation ont été pour la cave, les bonnes bouteilles, les trouffions ne savaient pas où les mettre, j'en vois un encore, avec une grande capote bleu ciel, il sort de la cave, deux bouteilles dont les goulots dépassent de chaque poche, et une bouteille dans chaque main, on aurait dit un extra-terrestre. Celui-là ne devait pas aimer le petit lait.

Quand papa, hissant la dernière caisse de bière sur un camion militaire, s'exclama : "Tiens, c'est la dernière, il n'y a plus rien. C'était pas la peine que je me fasse casser la gueule en 14 ! Merde alors !"

Allez, viens me dit-il, il faut se sauver aussi, mais en 14, on ne se sauvait pas !

Nous pleurons tous les deux.

On avait réussi à mettre de côté chacun un sac tyrolien bourré de boîtes de sardines, thon, camemberts. Nous avons fermé la porte et vers 19 heures nous prenions en vélo la direction d'OUSSIERES à quelques kilomètres de POLIGNY. De MOISSEY à DOLE, il a fallu faire du slalom entre les pièces d'artillerie, les chars, en panne d'essence qui bloquaient tout, les camions au fossé qui tentaient de passer, les réfugiés de l'Est qui voulaient partir sur le midi, ça ne bougeait plus.

Depuis AUTHUME, nous avons contourné DOLE par les Commards, BAVERANS. On a réussi à la nuit à sortir de DOLE par La Bedugue. De-ci, de-là, on entendait des dépôts de munitions que l'armée faisait sauter. En passant devant TAVAUX, une terrible secousse nous oblige à tomber de vélo, un dépôt d'essence du camp venait d'exploser.

Nous avons eu du mal à gagner MONT-SOUS-VAUDREY puis après, nous avons pris une petite route pour OUSSIERES. Vers une heure du matin nous retrouvions toute la famille chez des parents.

Le lendemain, les allemands nous avaient rattrapés.

Nous sommes restés huit jours chez nos oncles et cousins, mais cette situation ne pouvait durer ainsi. Papa décide un jour de nous rentrer à MOISSEY. C'était le retour des réfugiés. Entassés dans une voiture, nous passons la ligne de démarcation à PARCEY. Nous ne rentrons pas en FRANCE, mais en ALLEMAGNE. A 17 ans, on est bien dans le vif du sujet. A la vue des premiers visages de conquérants, au bruit de leurs bottes qu'ils aiment faire claquer en nous disant "Raousse" ... on comprend que les jours vont être durs.

Voilà la fin de notre exode.

Dès le lendemain, il fallait réouvrir le commerce. Papa nous avait fait des recommandations. Ne les regardez pas trop en face, soyez polis et dites bonjour... A MOISSEY, ça grouillait de partout, combien y en avait-il, 3 ou 500 cantonés dans les maisons réquisitionnées.

Je venais, dans le petit salon de coiffure de 2 mètres sur 4, de remettre un peu d'ordre et d'y faire le ménage, quand un ronflement de side-car stoppe juste devant la porte. Une espèce d'armoire à glace se dégage du side. Au-dessus de sa tête l'enseigne "Coiffeur". J'ai compris tout de suite que j'allais être mis en cause, et en moi-même je pense... il faut que j'aille au-devant de l'ennemi. Je m'avance sur le seuil de la porte. Oh, quelle stupeur! deux jumeaux de 1,90 m et plus. Deux casques. Quatre bottes. Deux larges colliers d'argent pendus à leur cou: "Feld Gendarmerie". Quelle première rencontre. Ils rient en baragouinant et montrant la porte d'entrée du doigt "Moussié rasir ?"

Comme je ne savais pas encore dire "ja", j'ai dit "oui".

Sur le carrelage encore tout humide, ses bottes martèlent le sol jusqu'au fauteuil sur lequel il se laisse tomber. Il me reprend. "Rasir schnell" ! Me voici donc devant le fait accompli. "Guerre fertiche" comme il dit: "françouz, grand malheur !"

Je pense : Arrête mandrin, tu vas me faire pleurer.

Je me ressaisis. Allez, il faut partir à zéro. Mon premier client, de retour après ces sinistres vacances... un soldat allemand, et pas un mince. Assis dans le fauteuil, il est encore plus grand que moi debout. Pour atteindre ses joues, j'ai envie de retourner chercher la boîte à biscuits de mon premier apprentissage.

Je n'ai pas trop perdu mon sang froid, et tout gaillardement, je lui couvre sa plaque de gendarmerie d'une belle serviette blanche. Ce geste me rassure, et je passe à la formule classique, savonnage de cette jeune barbe de vingt ans, facile à raser, me dis-je, et comme l'Occupant m'avait dit "schnell", je ne badine pas. Voilà une belle mousse Monsieur !

Mais le rasoir, c'est une autre affaire. Ma main tremble. Je ne suis pas sûr, d'autant que je suis obligé de lever les bras, et je sens peu à peu fondre mon assurance. Les joues sont pourtant bien rondes, et le gars n'a pas l'air méchant. La radio nous en avait tant dit ! En trois descentes de rasoir, je nettoie la joue jusqu'au menton. Ravi, mon patient en me tapotant sur le bras me dit "gut, gut" alors je poursuis le rasage en direction de la lèvre et vlan, je plante la lame dans la commissure des lèvres, comme si maladroitement, j'avais eu un tic brutal.

Le sang ruisselle sur le menton. Vite je bouche l'ouverture avec la serviette, qui bien vite, ressemble plus au drapeau Suisse qu'à une serviette de coiffeur. J'ai beau éponger, ça bourre comme une source. Je ne dois pas avoir beaucoup de couleur, moi! Il me tape doucement sur le bras en disant gentiment : "sô, sô.... ou zô, zô..." et me fait signe de continuer. Il se marre.

J'essaie de cicatriser la plaie avec un crayon hémostatique que j'ai l'habitude de prendre pour les petites écorchures, mais là, c'est une vraie balafre. Je lui colle un bout de papier à cigarette, et vite je termine le reste, mais après, que faire? L'idée me vient : je laisse tomber, je me barre, et m'éclipse par le fond du salon et vient me coller dans l'obscurité de la cuisine et j'attends la suite, un peu anxieux.

Deux ou trois minutes après, mon client s'en va, et sur le seuil de la porte, comme s'il y avait beaucoup de monde, il fait claquer ses talons de bottes et avec geste et parole, d'une voix forte, il lance: "Heil Hitler". Puis il disparaît.

Dieu merci ! ouf...

Je fais un retour au salon. La serviette rouge en torchon posée sur le comptoir signifiant bien le dégât, et à côté, une poignée de pfennig. Il devait même y avoir un gros pourboire. C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec notre nouvelle monnaie.

Le métier, même de coiffeur, comporte aussi des risques...

Bernard GREBOT

moissey.com

articles de Bernard Grebot

1. Une anecdote sur le Tacot, 1930

2. Une famille de coiffeurs, 1940

3. Autour de la libération de Moissey, 1944

4. A la conquête du Mont Blanc, 1994

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