village de moissey

un passé si proche et déjà si lointain

par Gabriel Pelletier, curé de la paroisse du Mont Guérin de 1989 à 1994

page adressée par Joseph-Pierre Outters, gendre de Robert et Michèle Barbier

illustration provenant de la famille Roy de Montmirey-le-château

La famille Roy, de Montmirey-le-château, photo prise devant la ferme familiale en 1935. image ©Madeleine Roy-Robert- env. 1935

«de gauche à droite: sur les chevaux, Madeleine et Robert; assis sur la faucheuse, André; debout, Pierrot, un cousin en vacances; enfin notre mère Marie et notre père Auguste» nous écrit Madeleine, retraitée à Montmirey-le-château.

un passé si proche et déjà si lointain

par Gabriel Pelletier, curé de la Paroisse du Mont Guérin

 

Le temps vécu a deux versants, un présent et un passé, et le premier ne prend tout son sens, que par rapport au second. Toute conversation sur la vie joue cette opposition logique : "autrefois - aujourd'hui", "dans le temps - à présent". La brisure entre ces deux temps se situe, selon les gens de nos villages, dans les années qui ont suivi immédiatement la seconde guerre mondiale. A partir de cette période, tout a basculé, la vie sociale s'est trouvée bouleversée et tout, depuis, change sans cesse. La mutation radicale et rapide du monde actuel s'oppose à un long passé, considéré comme immobile et statique. Toute évocation de ce passé prend l'allure de souvenirs vécus, baigne dans une même durée, renvoie à un même temps sans contour précis, se prolongeant dans une durée sans fin : le temps de la communauté villageoise, dont ce chapitre voudrait citer quelques aspects, sans prétendre à une description complète, laquelle demanderait un livre entier.

Au tournant du siècle, en ce temps de "l'autrefois" évoqué par tous ceux qui l'ont vécu, Nos villages de Comté sont arrivés au plus bas de leur population. Le déclin des activités industrielles, la crise de l'agriculture ont contraint une bonne partie des habitants à quitter la région.

Ces activités laborieuses ou festives étaient vécues côte à côte, "tout le monde était à la même enseigne". Ce dur labeur, cette pauvreté que tout le monde partage, amenaient l'harmonie et l'entraide mutuelle. "Tout le monde s'accordait, on allait chez l'un chez l'autre, on échangeait entre voisins. La vie était meilleure qu'aujourd'hui". Ces propos renvoient à un monde de l'entente, de la solidarité, d'autant plus uni qu'il était plus fermé sur lui-même. Les photographies de l'époque confirment bien cette impression.

Les maisons s'échelonnent les unes contre les autres, le long de rues empierrées s'insinuant entre un tas de bois, un fumier un peu débordant, l'arête vive d'un mur. Et quel calme dans ces rues ! Un attelage de temps à autre, des troupeaux de vaches matin et soir, qui semaient négligemment leurs bouses, la voix d'un paysan activant la marche des bêtes, un aboi de chien et de temps en temps, le vrombissement d'un tracteur brisant un instant le silence.

De temps en temps aussi, le passage sous les yeux des gamins, d'une roulotte de romanichels, "les camps volants" qui s'installaient sur un terrain vague, près du dépôt d'ordures, tressaient des paniers que leurs femmes essayaient de vendre, en faisant du porte-à-porte, sans beaucoup de succès. C'était aussi le ferrailleur, qui criait "peau peau" et embarquait pour quelques francs les vieilles ferrailles et les peaux de lapin, ou la caisse du garde-champêtre ameutant les habitants pour une proclamation officielle de la municipalité : Avis, l'affouage sera tiré ce soir en mairie". Matin et soir on menait les bêtes à la fontaine. Quand plusieurs troupeaux arrivaient en même temps, c'était une belle cohue, coups de cornes, bousculades, cris des paysans essayant de rattrouper tout leur cheptel beuglant ! A la fontaine c'était aussi la queue pour l'approvisionnement des familles, sauf lorsque celles-ci possédaient leur puits ou leur citerne et buvaient "leur" eau, que ne contrôla jamais aucun service d'hygiène.

Derrière le troupeau, les enfants allaient "au champ les vaches" de mai à novembre. Le libre parcours dans les champs sitôt la moisson enlevée, permettait aux jeunes gardiens de se rassembler et de participer à de folles équipées. En fin de saison, on allait au champ la journée, on pouvait mêler les bêtes, on allait les uns vers les autres. On s'amusait, on sautait, on courait, on se trouvait parfois cinq ou six ensemble. Toujours en quête de nourriture, les bergers cueillaient les âcres baies des buissons, suçaient des herbes au goût douteux, faisaient cuire sur la cendre des pommes de terre volées dans les champs voisins. A part ce moment heureux de gardiennage des troupeaux, les enfants étaient rarement désoeuvrés. Ils accompagnaient les parents dans les champs, râtelaient le foin, piochaient les betteraves, glanaient le blé, ramassaient les pommes de terre derrière la charrue, cueillaient l'herbe pour les lapins. En ce temps-là, fêtes et jeux apparaissaient toujours comme des instants dérobés au travail, lequel restait la forme essentielle de l'éducation de la jeunesse.

 

A l'école, les enfants retrouvaient de la part du maître ou de la maîtresse, le même acharnement à les tenir occupés. On avait beaucoup de travail de classe à faire à la maison. Tous les soirs deux problèmes, un devoir de grammaire, des verbes à conjuguer et apprendre les leçons du lendemain, histoire, géographie, récitation, instruction civique, la table de multiplication qui figurait au dos des cahiers. Dès l'entrée en classe, l'instituteur de la vieille école enseignait la morale et l'instruction civique, avec une foi inébranlable dans les valeurs laïques et républicaines. Tous les cours étaient réunis dans la même salle de classe et l'enseignant avait fort à faire pour occuper une trentaine de gamins d'âge disparate. Comme il ne pouvait être partout à la fois, il désignait un "grand" ou une "grande", choisi parmi les plus doués et les plus sérieux, pour faire lire les "petits". Chaque matin, deux élèves de service" époussetaient les tables et distribuaient les cahiers. En hiver, ils allumaient le feu et l'entretenaient pendant la journée. C'était d'ailleurs les élèves qui montaient le bois au grenier, quand il était scié et fendu. La classe finie, nouveau service pour balayer la salle.

A l'école, tous les enfants parlaient français, à la différence de ceux de la génération précédente, pour lesquels les instituteurs faisaient la chasse au patois, punissant sévèrement ceux qui s'oubliaient à prononcer quelques mots de cette langue ancestrale, qu'ils entendaient chaque jour dans leur famille. Notre patois n'était pas cependant du français déformé, comme beaucoup le pensent, mais un patois roman, directement issu du latin, au même titre que le français, l'italien, le roumain, l'espagnol . Il n'est pas plus dérivé de cette dernière langue que du français, bien que la Franche Comté ait été rattachée politiquement à l'Espagne de 1556 à 1674. il est sorti du latin populaire que les romains avaient apporté. Parlé et non écrit, il a vécu une vie obscure, mais vigoureuse, jusqu'au début de notre siècle, s'effaçant depuis lors, peu à peu devant la langue nationale. Il se présentait comme un langage précis, souvent plus subtil que le français, si bien que bon nombre d'expressions colorées perdent tout leur piquant lorsqu'on les traduit dans la langue officielle.

Dans les années trente, seuls les anciens conversaient entre eux en patois. Les jeunes le comprenaient, l'utilisaient parfois, mais plus pour se moquer que pour communiquer réellement. Un simple d'esprit était un badiou, un loucheur un biquiou, un traînard un cudot, un maigrelet un écressi, un sourd un soudiau. Celle qui passait son temps à bavarder une cautaine, celle qui courait après les garçons une gouine ou une trôleuse, celle qui était laide et désagréable une peute, celle qui manquait d'élégance une mal gônée. Beaucoup de mots courants étaient du patois habillé à la française : blesson, cabône, côti, cheni, clairer, s'cuire, égraillé, enchapler, fregon, galine, gouille, goumeau, gouri, grebosse, gremeau, gratton, houteau, lessus, maie, marander, niau, piauner, pussin, rebeuiller, rebiouler, rejainer, ranquiller, ramasse, renouille, réintri, soue, traige, trésir, vannotte, vêprener, vougrer...

Nombre d'expressions françaises enfin gardaient une tournure particulière, typique de l'esprit comtois : je suis été malade, j'en suis été pour dix francs, nous deux mon frère, la femme que je vous causais l'autre jour, le chemin qu'on va à l'église, c'est quelqu'un qu'on peut pas avoir confiance en lui, il y en a pour tous chacun, je me suis pensé, il est parti soldat, il est allé gendre, il a marié la fille du maire, elle est allée à maître, elle a tenu tous les ticlets, j'ai échappé le plat, il veut pleuvoir, les carreaux ont besoin de laver, je vais vous faire deux out trois nouilles pour ce soir, j'ai ai point fait de cas, elle est rentrée à point d'heure, j'ai personne vu, il reste vers l'école, je me suis mis après mon bois, j'en ai bien de trop, ils faisaient encore au four, chez Dupont nous ont invités, ils sont venus nous voir avec tout chez eux, il y a beau faire de fruits cette année, on a meilleur temps de faire comme ça, il a eu des raisons avec ses voisins, voilà un nuage qui bouche le soleil, tu peux compter que j'ai eu froid, j'ai tout rattroupé mes affaires, il retire du côté de son père, c'est une maladie qui traîne dans le pays, tu es allé à Besançon ? Oui j'en deviens.

Le catéchisme allait de pair avec l'école et son contenu représentait un énorme travail de mémoire qui s'ajoutait aux leçons d'histoire, de géographie ou de "récitation" déjà fort longues. Levés de bonne heure, après une toilette plus que sommaire et un rapide déjeuner, les enfants se rendaient à l'église pour la messe de sept heures, suivie de la prière - moitié français, moitié latin - et du catéchisme tous les matins de la semaine. Celui-ci se terminait juste pour laisser le temps de courir à l'école. Chaque matin deux garçons servaient la messe. Le dimanche pour la Grand' messe, il en fallait quatre. Quant aux filles, chaque dimanche, tour à tour elles "offraient le pain bénit", que le sacristain coupait en petits morceaux et distribuait au moment de la Communion. On ne communiait pas à la grand'messe, mais le matin de bonne heure, avant de retourner déjeuner et revenir à l'église pour la messe. Chaque famille tour à tour offrait le pain bénit, à l'assemblée, réservant un "croton", qu'on passait sur une assiette au voisin qui devait l'offrir le dimanche suivant.

 

A la ferme ou à la boutique, dès la sortie de l'école, les jeunes participaient activement au travail. Sous la direction du chef de famille, ils travaillaient durement, comme les adultes. Les filles trayaient les vaches, faisaient le ménage, balayaient, épluchaient les légumes, les garçons nettoyaient les écuries, attelaient le cheval, épandaient le fumier. Les travaux les plus valorisés soit qu'ils demandent adresse et expérience, soit que symboliquement ils sont porteurs de dignité ou de pouvoir étaient réservés aux adultes. Aux jeunes étaient laissés les tâches de manœuvres. Pour leur travail, ils ne percevaient aucun salaire. A peine quelque argent de poche pour leur sortie du dimanche prétendait les remercier et les encourager. Maintenus dans des activités subalternes, ils restaient très longtemps sous le contrôle du père et de la mère, quelque fut leur contribution à la production familiale, ils n'avaient aucun statut économique reconnu et demeuraient des êtres dépendants et inférieurs tant qu'ils vivaient sous le toit des parents.

Les occasions de se réjouir ne manquaient pas cependant : fêtes religieuses et profanes jalonnant le calendrier de l'année, cérémonies familiales qui ponctuaient le temps de la vie, offraient à la jeunesse prétexte à réunion. Le bal qui accompagnait la fête patronale et les mariages, ou qu'on organisait spontanément le dimanche soir, était l'occasion privilégiée de rencontres entre jeunes gens et jeune filles. C'est là que des couples se formaient, liaient connaissance, sous l'œil vigilant des mères assises autour de la piste de danse. Commençait alors pour eux un long périple qu'il fallait parcourir avant de parvenir à la cérémonie de mariage . D'abord "on se causait", plus ou moins à la dérobée, pour éviter les quolibets, puis "on se fréquentait" plus officiellement après avoir révélé aux parents le projet de mariage. Si l'examen de passage devant les parents était positif, le jeune homme faisait littéralement "son entrée" dans la maison de la jeune fille. Celle-ci était sa "bonne amie"et devait veiller désormais à ne pas se laisser approcher de trop près par un autre.

Lorsque les accords étaient officiellement scellés, le père du futur se rendait chez les parents de la jeune fille pour demander sa main. Au temps des fréquentations, succédait celui des fiançailles, temps de relative liberté pour les futurs conjoints qui pouvaient sortir ensemble, mais pour une journée seulement. La cérémonie du mariage marquait le terme de ce long cheminement qui, d'étapes clandestines en démarches officielles, menaient les jeunes gens jusqu'à la noce. Celle-ci devait prendre l'allure d'une épopée haute en couleurs et en bruits, dont on se souviendrait à jamais. Les applaudissements, les rires, les cris, le son des cloches, la pétarade des coups de fusil exprimaient la joie de tous, mais aussi protégeaient, pensait-on la jeune fille pendant ce moment crucial où elle quittait sa parenté pour entrer dans une nouvelle famille. Une fois mariée, elle entrait avec son mari, dans le monde des adultes, mais n'en faisait partie pleinement qu'après la naissance de son premier enfant.

Les fonctions, dans le ménage, étaient complémentaires, l'épouse s'activait dans la maison, le jardin ou la boutique, pendant que le mari s'occupait aux champs ou assurait les tournées. La femme était donc traditionnellement portée vers l'intérieur, la vie privée du foyer, tandis que les activités de l'homme le poussaient plutôt vers le dehors, le champ libre des relations à l'extérieur. Mais cette opposition classique dans la réalité était beaucoup moins stricte. Quand le travail l'exigeait, la femme allait aux champs avec son mari et il arrivait plus rarement certes que le mari s'occupât des taches ménagères. D'ailleurs les époux partageaient la responsabilité de gestion de l'entreprise, la femme se voyant confier la partie comptabilité et prévision budgétaire, l'homme assumant l'exécution matérielle du travail. Mais toutes les décisions concernant l'avenir de la maisonnée étaient débattues entre eux et prises en commun.

Quelques activités typiques venaient mettre une laborieuse diversion à la monotonie des jours. Pour les femmes, la lessive constituait une opération importante. La grande lessive avait lieu deux fois par an, en automne et au sortir de l'hiver, mais pas pendant la semaine sainte, pour ne pas risquer de "laver son linceul". Dans une cuve en bois, dont la base était munie d'une bonde, on empilait les draps, puis le linge fin et l'on étendait sur le tout une toile remplie de cendres. On faisait bouillir dans un chaudron de l'eau qu'on versait sur le linge et qu'on récupérait ensuite dans une seille en ouvrant la bonde. L'eau recueillie était réchauffée et versée à nouveau dans la cuve. Cette coulée de la lessive se répétait plusieurs fois et pouvait durer jusqu'au soir. Le lendemain, le linge était entassé dans des corbeilles et transporté sur la brouette, jusqu'au lavoir. Là il était battu, frotté sur la planche à laver, savonné et rincé à plusieurs eaux. Il était mis ensuite à sécher et repassé à l'aide de fers en fonte chauffés sur la platine de la cuisinière.

Pour les hommes -et les femmes aussi qui les aidaient- les grands travaux étaient les foins et les moissons. La faulx, qui a remplacé au XIXème siècle la faucille, était toujours en service, mais se voyait supplantée à son tour par la faucheuse. Dès l'aube, le paysan assis sur le siège de la machine attelée de deux chevaux, parcourait la prairie. Le travail cessait quand s'était évaporée la rosée, mais pour le reprendre le lendemain, il fallait auparavant aiguiser les lames de la barre de fauche. Le foin était retourné à la faneuse mécanique : six fourches à quatre dents le lançant en l'air pour le sécher. Le grand rateau l'amoncelait en longs boudins que les femmes et les enfants divisaient en tas avec le rateau à main. C'était tout un art de charger la voiture, de répartir les fourchées, de mettre la perche et de la serrer avec une corde enroulée au treuil. La rentrée à la maison était délicate : dans les descentes, il fallait serrer la mécanique. On déchargeait ensuite à la fourche dans les greniers brûlants. Les gros cultivateurs utilisaient les déchargeuses à câbles, tirées par un cheval, puis les "turbos" soufflant le foin dans des tuyaux et le projetant sous le toit des grangeages.

Dans les années trente, pour la moisson comme pour les foins, les hommes gagnaient les champs la faux sur l'épaule. Femmes et enfants les rejoignaient pour lier les javelles. Bientôt apparurent les moissonneuses-lieuses, machines impressionnantes avec les grands bras du botteleur, d'où sortaient des gerbes de 20 kg. Les gerbes étaient mises en "moyettes", en tas de cinq, construits pour résister aux intempéries jusqu'à la fin de la moisson. Celle-ci achevée, on rentrait les gerbes. Avec la fourche à trois dents, les hommes les passaient aux femmes qui les disposaient sur la voiture, les épis tournés vers l'intérieur. Peu à peu les voitures à "échelles" cédèrent la place à des "plates formes" et les roues à pneus remplacèrent les roues en bois cerclées de fer; abandonnées au fond d'une remise ou utilisée plus tard comme lustres dans les maisons. Une fois dans la grange, un homme passait les gerbes à un autre, et le dernier les rangeait toujours les épis en dedans pour ne pas casser "les bois de lamberge".

Mais le grand rituel paysan était celui du battage. Depuis longtemps; on avait abandonné l'antique fléau. Une machine à bras, puis le manège à cheval, enfin la batteuse remplacèrent les batteurs en grange. Après le 14 juillet, apparaissait le brimbalant cortège, les 2500 kg de la locomobile avec son chariot de charbon, les 2000 kilos de la batteuse, dont les roues métalliques crissaient sur les cailloux de la route. Chaque engin était tiré par une, parfois deux paires de bœufs. Dès l'arrivée dans la cour de la première ferme, il fallait mettre les deux machines bien en ligne, manier le cric, soulever par ci, caler par là en s'aidant du niveau. On bourrait le foyer deux heures avant la mise en route. Le patron tirait la chevillette, un panache de vapeur s'élevait dans un sifflement strident, le grand volant prenait son élan, entraînant la courroie, tandis qu'un grondement sourd sortait des entrailles de la batteuse : c'était parti !

Il fallait une quinzaine d'ouvriers pour assurer le travail. Les engreneurs, debout sur les planches accrochées au flanc du monstre, poussaient les gerbes par poignées. Le mécano surveillait sa machine qui engloutissait 30 kilos de charbon et 200 litres d'eau par heure. Deux hommes forts surveillaient le remplissage des sacs qu'ils emportaient au grenier. Derrière la batteuse, on récoltait la paille que l'on passait d'homme à homme jusqu'au faîte de la grange. Et puis il y avait le responsable de la "pousse" du "ballot", chargé d'en faire un tas à l'écart, et qui avalait sa bonne dose de poussière. De temps en temps les bouteilles de vin rouge circulaient, car on avait soif. A la cuisine les femmes s'affairaient autour des fourneaux. Le repas de midi était expédié rapidement. Mais à la tombée de la nuit, la batteuse s'arrêtait de ronronner. L'entrepreneur déménageait son matériel, pour le mettre en place dans une autre ferme. Chacun partait faire un brin de toilette, et l'on se réunissait autour de la grande table. Soupe, volailles, pâté, fromage, vin en abondance, plaisanteries et chansons faisaient oublier la fatigue. Mais bientôt chacun s'en allait coucher, car le lendemain, il fallait "remettre ça".

Le battage était la fête de l'été, la saignée du porc était celle de l'hiver. Le "saigneur" était un spécialiste. Il assommait l'animal avec un maillet et plongeait son couteau bien aiguisé dans la gorge. Le sang giclait par saccade dans un seau. On le "touillait" rapidement en ajoutant un peu de vinaigre pour éviter la coagulation. Puis le porc était flambé dans un lit de paille sèche et méticuleusement gratté au couteau, avant d'être ouvert tout du long, pour recueillir les boyaux qui servaient à la confection du boudin, mélange de sang, d'oignon, de persillade, de crème fraîche. Le cœur, le foie, les poumons servaient pour les grillades. Rien n'était perdu, la tête finissait en "fromage de tête", la graisse fondue donnait le saindoux, et la vessie était transformée en blague à tabac. Tout le reste, lardn "côtis" et jambons filait au saloir. Un saloir et un grenier bien remplis, c'était une assurance contre les mauvais jours. On était satisfait quand on avait du cuit (jambon), du cru (porc frais) et du pendu (andouilles séchant dans la cheminée).

A l'approche de l'hiver, la vie devenait plus calme au village, le travail moins pressant. Le soir, on arrangeait les bêtes dès la tombée de la nuit, on soupait de bonne heure pour se serrer ensuite près de la cheminée. Le cercle de famille s'élargissait. Les voisins invités arrivaient pour la veillée. Le style était différent suivant les lieux et les personnes. Mais partout, on commençait par les nouvelles, les petits potins du village. Puis des groupes se formaient. Les femmes tricotaient, brodaient, raccomodaient … et continuaient la gazette du jour. Les hommes tissaient des paniers, montaient des balais, nouaient le maïs, mais surtout jouaient aux cartes, belote, manille, tarot. Un ancien racontait ses souvenirs, qu'on connaissait par cœur, mais qu'on entendait toujours avec plaisir. Un autre posait des devinettes, un autre bien en voix, poussait une chanson, dont toute l'assemblée reprenait en coeur le refrain. L'heure s'avançant la maîtresse de maison présentait des noix, des pommes, des marrons, parfois un gâteau au goumeau, le tout arrosé d'un vin chaud ou d'une bonne rasade de "goutte". Mais bientôt la voix d'une femme donnait le signal du départ: Léon, tu sais l'heure qu'il est ? La veillée était finie, on rajustait le pélerines, on se donnait rendez-vous dans une autre famille.

Parler des années d'avant guerre, c'est évoquer nombre de petits métiers dont le nom ne dit plus rien aux jeunes générations. L'épicière d'abord, dont la boutique n'offrait qu'un assortiment d'articles destinés à compléter ce que les gens produisaient eux-mêmes, et qui gagna bien sûr sa vie jusqu'au jour où les automobiles permirent d'aller s'approvisionner plus largement dans les grandes surfaces. Son seul concurrent, le "Caïffa" qui se déplaçait avec la caisse de son triporteur, offrait quelques produits de qualité surtout le café qui faisait la renommée de la maison de Paris qu'il représentait. La couturière, elle aussi victime de la concurrence urbaine du prêt-à-porter, ne bâtissait plus qu'occasionnellement des costumes féminins. La cardeuse intervenait encore pour la confection des matelas, aidée par les femmes de la maison. Forgerons, bourreliers, maréchaux, charrons, marchaient du même pas dans le royaume du cheval. La bête disparut quand le tracteur entra en scène et avec elle les fers, les roues à cercler, les instruments agricoles traditionnels. Le sabotier les avait précédés dans la retraite et le cordonnier allait les suivre. Adieu le garde-champêtre terreur des maraudeurs, le facteur rural, la main distribuant les nouvelles lointaines, et la langue celle du pays. Adieu enfin le curé du village, rivé à son clocher, à son jardin, à ses gens. Le prêtre aujourd'hui a la charge d'un secteur… et les cures sont à vendre.

Depuis le début de notre siècle, l'évolution des campagnes a été prodigieuse… Nous sommes passés de la faucille à la moissonneuse-batteuse, de la petite charrue de bois d'érable au mastodonte polysocs, du percheron au tracteur géant. Les immenses progrès du machinisme, en même temps que l'apparition de nombreuses lois sociales bénéfiques, ont provoqué la naissance d'une société nouvelle, marquée par des conditions de vie plus faciles. Dorénavant le paysan connaît des modalités de travail complètement transformées et un niveau de vie impensable, il y a moins de vingt ans. Parallèlement la radio, plus encore la télévision, ont amené une autre évolution dans un domaine beaucoup plus intime, celui de la cellule familiale. Par ces nouveaux média, accessibles à tous à longueur d'année, s'insinuèrent progressivement à l'intérieur des foyers, des idées tout à fait nouvelles et, au pied de la lettre, bouleversantes.

De plus en plus, les fortes valeurs paysannes d'antan sombrent dans l'indifférence ou le scepticisme. Les gens ne savent plus prier, ils n'ont plus le temps de s'humilier. Le recul des pratiques religieuses pousse à la disparition de la morale et du respect des valeurs traditionnelles. Le matérialisme en est la cause. L'homme est devenu trop puissant, trop orgueilleux. Il veut seulement vivre, se fatiguer le moins possible les muscles et l'esprit, tout en gagnant de plus en plus pour le royal train de vie qu'il ne peut jamais atteindre…

Gabriel Pelletier in "Rans et Ranchot"

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